2005/05/08

Discours de Noëlla du 8 mai 2005 au consulat de France à Genève

DISCOURS DU 8 MAI 2005 AU CONSULAT

8 mai 1945 ! Un grand moment de notre mémoire ! L’acte de capitulation sans conditions des armées nazies, battues par les armées alliées dont la France. Un peuple, trompé par son Chef animé d’un délire mythique, voulait conquérir le monde, avait régné sur l’Europe, semant la mort et les ruines, amenant sur son propre pays l’opprobre du monde entier. Le monstre et ses fidèles étaient terrassés. C’était la victoire de la liberté sur la tyrannie. L’Europe allait revivre.

8 mai 1945 ! C’était la libération des camps de la mort. Les armées alliées découvraient, pétrifiées, l’horreur concentrationnaire et ouvraient les portes aux détenus de ces lieux de déshumanisation et d’extermination, voulus par Hitler et programmés par Himmler, chef de la SS, qui avait dit, parlant des futurs occupants : « on les mettra dans la boue et ils deviendront de la boue. » Et ils eurent de la chance ces rescapés puisqu’ Himmler avait dit, en 1945 : « Aucun détenu ne doit tomber vivant aux mains de l’ennemi ».

8 mai 2005 ! Ce jour devient aussi un grand moment de notre mémoire parce qu’il se déroule, non seulement en présence des représentants de nos fidèles alliés mais aussi et c’est nouveau, en présence , avec Mr Alfred Simms-Protz, consul général d’Allemagne, de Mr Ralph Tatu, Président du club international allemand, d’une délégation allemande et du drapeau allemand.

Dans la profonde détresse du camp, habitées de rancœur à l’égard du sort qui nous était fait, jamais nous n’aurions pu imaginer une telle situation. Et pourtant elle est là et c’est bien ainsi. Cela prouve que, de part et d’autre, un difficile et fécond chemin a été accompli pour un avenir possible. D’autres gestes de la même symbolique ont précédé : le Président Mitterrand et le Chancelier Khol, main dans la main à Verdun, le Chancelier Schröder aux cérémonies du débarquement. Et le fait est que nous pouvons, ensemble, sans arrière-pensée, nous livrer à la joie de l’instant, parce que de nombreuses personnalités allemandes l’ont dit dont le Président Von Weizacker, le Chancelier Khol : « cette date marque aussi, pour l’Allemagne, un jour de libération »

Si nous sommes résolus à faire la route avec l’Allemagne, c’est, d’une part, parce que les Allemands actuels ne sont pas responsables des fautes de leurs pères ; d’autre part, parce que l’Allemagne a eu le courage de reconnaître les crimes passés.

Les 17 et 18 avril derniers, j’étais à Ravensbrück, assistant à la commémoration du soixantième anniversaire de la libération du camp par les Russes. De très nombreux discours furent prononcés. Dans l’un d’eux, Mr Platzeck, président du Land de Brandebourg, remerciait les survivantes présentes, rendait hommage à nos mortes, nous assurait qu’il veillerait sur la sauvegarde de nos lieux de mémoire et soulignait la perversité du système nai dont le comble, disait-il, lui semblait être, justement, ce camp, créé pour des femmes et des enfants. Il est bon de préciser que, pour ceux qui naissaient dans ce lieu, l’ordre était de les étrangler ou de les noyer dans un seau d’eau, en présence de la mère. Plus de 850 nouveaux-nés disparurent ainsi.
Malgré le risque de ravivage de souvenirs douloureux, j’avais tenu à être là, pour prendre acte du nouvel état d’esprit allemand et j’ai marché dans le camp. J’ai revu le rouleau de huit cents kilos de pierres que sept femmes décharnées devaient manier pour aplanir le revêtement des routes ; revu le couloir des fusillés, le crématoire, l’emplacement de la chambre à gaz de laquelle les négationnistes m’écrivaient, anonymement, que j’avais rêvé, qu’il n’y a jamais eu de chambre à gaz à Ravensbrück, ni même à Auschwitz, ce que l’on montre là-bas étant une reconstruction. C’est nier l’évidence alors que les autorités allemandes ont reconnu les faits, que au procès des principaux responsables de Ravensbrück, l’Hauptsturmführer Swartzhuber a même donné des détails d’un gazage auquel il avait assisté.
J’ai revu le Bunker dans lequel fut enfermée notre chère amie, Geneviève de Gaulle, nièce du Général. Enfermée par un caprice d’Himmler qui, sentant le vent tourner, essayait, à l’insu d’Hitler, de tirer son épingle du jeu, en proposant des échanges d’otages à la Croix-Rouge internationale et, aussi, au Général de Gaulle à qui il offrait les membres de sa famille entre ses mains, contre des otages allemands. De cette aventure, Geneviève devait tirer un très émouvant petit livre : « La traversée de la nuit » dont a parlé Mr Méckachéra, Président des Anciens Combattants, dans son discours à Ravensbrück, évoquant la « figure lumineuses de Geneviève de Gaulle-Anthonioz.
Dans le camp, j’ai longé l’allée des villas, autrefois pimpantes, de nos officiers SS dont la vision déclenchait en nous des bouffées de nostalgie, imaginant la vie familiale normale se déroulant derrière les fenêtres, vie normale dont nous étions exclues. Nos SS, leur besogne terminée, après avoir, peut-être, battu, blessé, même tué une ou plusieurs de nos camarades, se détendaient maintenant, au piano, chantant avec leurs enfants, ces mêmes enfants qui nous jetaient des pierres au passage, à nous, dont le crime était d’avoir aimé notre pays, ses libertés et d’avoir lutté contre une idéologie monstrueusement inhumaine.

Pardonnez-nous, amis allemands, si nous ne pouvons oublier ! Trop de stigmates sont encore présents dans notre chair et dans nos âmes. Nous ne pouvons ni ne voulons oublier, cela, en vertu d’une promesse faite à celles que nous avons laissées derrière nous. Quand elles se sentaient mourir, et l’on mourait beaucoup à Ravensbrück, elles disaient : « ce que nous vivons ici est atroce, au-delà des mots. Il faut que certaines survivent pour révéler au monde entier l’enfer que nous avons vécu »
Et, leur prêtant nos voix, nous allons dans les collèges dire aux jeunes ce que fut le nazisme. Son chef, Hitler, avait dit : »je libère l’homme d’une avilissante chimère qu’on appelle conscience et morale ».
Nous sommes bien placées nous, concentrationnaires, pour leur dire qu’un monde sans règles, sans morale est un monde invivable où l’on ne peut devenir que victime ou bourreau.
Nous alertons les jeunes en leur disant que, si Auschwitz a été possible, Auschwitz est encore possible tant que règnent dans le monde la haine, la violence, le racisme, inquiétude que partage le Président du Land de Brandeburg qui nous disait : « la haine raciste, la négation de l’holocauste, l’idéologie national-socialiste n’ont pas été éradiquées » et ajoutait : « la dignité humaine, les libertés civiques et l’égalité devant la loi sont des principes de la constitution ».
Nous disons aux jeunes d’être vigilants à l’égard des tribuns qui, sous de fallacieuses promesses d’amélioration du quotidien, distillent en même temps la haine et l’exclusion. On sait comment cela commence, on a vu comment cela finissait : le crime le plus abominable de l’histoire, l’anéantissement de six millions d’êtres innocents, dans la Shoah, qui laissera une tache indélébile sur le 20e siècle.
Après avoir entendu notre exposé sur la vie au camp les jeunes nous posent des questions. Souvent vient celle-ci : « êtes-vous animés de haine à l’égard des Allemands ? » Nous leur disons que la haine est un sentiment dévastateur. Elle détruit celui qui en est l’objet comme celui qui la manifeste. Elle les empêche de grandir. Nous ajoutons que nous applaudissons à la réconciliation franco-allemande et que nous sommes prêts à travailler avec ce pays à l’édification d’une commune patrie : l’Europe.

Avec son esprit visionnaire, le Général de Gaulle avait compris. Vite, il sut que la réconciliation franco-allemande était une absolue nécessité pour l’Europe. Il était bien le seul, à ce moment-là, à pouvoir lancer ce message sans soulever une réprobation générale. Il sut même le faire admettre à sa nièce, Geneviève, à peine sortie du Bunker de Ravensbrück.
Une fois de plus nous l’avons suivi, pour l’avenir, avec ces nouveaux alliés. Nos deux grandes nations deviennent ainsi l’exemple du résultat obtenu avec l’intelligence et la bonne volonté : transformer des esprits d’animosité et de rivalité séculaires, générateurs de guerres, en une franche et fructueuse collaboration dans un grand projet commun. Belle leçon donnée aux pays sous-développés qui se déchirent.

Les humains ont bien progressé dans certains domaines : les sciences, les technologies. Les consciences n’ont pas avancé au même pas. Certaines croient encore à la vertu de la guerre – la guerre qui tue les corps et les âmes et ruine les cités. La guerre est une méthode d’un autre temps, des temps barbares dont nos grandes nations civilisées s’estiment sorties. Les humains commencent à en prendre conscience, témoins ces millions de protestataires défilant partout dans le monde à l’annonce de la guerre en Irak.
Et nous les anciens combattants, qui sommes les seuls à avoir mesuré le vrai poids de la guerre, nous sommes hantés par le souvenir de nos anciens, en ce jour anniversaire, nos anciens qui espéraient tant vivre la « der des der » et clamaient, dans leurs souffrances leur tragique « plus jamais ça ». Nous trahirions leur mémoire si nous n’insistions pas dans ce sens.

Dans la tristesse et l’angoisse du camp, il nous arrivait de rêver à un avenir, bien incertain pour nous hélas, dans un monde en paix, plus juste, plus fraternel, dans lequel les ressources prévues pour l’armement seraient plus judicieusement consacrées à nourrir ceux qui meurent de faim dans le monde, à la sauvegarde de notre planète bien menacée, à sortir tous les Hommes de l’illettrisme.
Ce sont ces combats, moins sanguinaires, tellement plus humains que nous aimerions, amis allemands, mener avec vous, cette fois côte à côte et non plus face à face comme jadis, rejoignant, dans l’esprit, cette profession de foi du Général de Gaulle, inscrite sur le monument de Colombey-les-deux-Eglises :
« La seule querelle qui vaille est celle de l’homme. C’est l’homme qu’il s’agit de faire vivre et développer »


La minute du silence qui va suivre se veut réflexion sur l’inanité de la guerre, hommage rendu à ceux dont les noms sont inscrits sur la pierre et, au-delà, à tous les morts alliés et ennemis autrefois, et aux 50 millions de victimes de cette tempête meurtrière des années 50.



Noëlla Rouget
8 mai 2005

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